Trois petits tours… (8)

Anita Conti, la dame de la mer

Ne boudez pas les après-midis grisounets: ils peuvent vous sortir de votre routine estivale aux parfums de crème solaire pour vous autoriser de surprenantes rencontres.

C’était mon cas hier: le ciel était bas, mais l’air si doux, une envie de balade dans les rues de Saint-Jean-de-Luz. Là, l’affiche d’une exposition photo me fait un clin d’oeil: Anita Conti, des eaux septentrionales aux mers chaudes.

Le nom me dit quelque chose, pour l’avoir déjà croisé, associé à un bateau, sur une couverture de livre, dédié à quelque lointaine expédition sur les océans. Mais pas plus que cette sensation de déjà vu, pour n’avoir pas eu la curiosité d’acheter le dit-livre.

Extrait du documentaire  Voyage de documentation de Madame Anita Conti, réalisé par Louise Hémon.

Anita Conti. Pas plus Espagnole qu’Italienne, mais bien Française, née à la veille de 1900 d’un père arménien et médecin. Une enfance sans histoires en Bretagne, qui lui inocule le virus des embruns; le métier de relieuse d’art qui lui laisse une place dans la société; un mari diplomate qui a l’extrême courtoisie de la laisser vivre ses envies.

Alors ce sera la mer. La pêche et les poissons, les petits et les grands fonds, les marins et les chalutiers, les vagues et les goélands: la mer. Femme libre, toujours elle la chérira.

Pour nourrir cet amour, elle se fait engager par l’office scientifique ancêtre de l’Ifremer, embarque sur des morutiers cap sur l’Atlantique Nord jusqu’à Terre-Neuve.

Elle observe, prend des notes sur des petits carnets qui, au retour, deviendront des livres. Elle photographie et filme, car, dit-elle, «il est impossible de rendre par le dessin le largage de trois tonnes de morue sur le pont d’un bateau».

Pendant la Seconde guerre mondiale, le conflit rendant impossible la pêche dans l’Atlantique Nord, elle part à la découverte des côtes africaines, pour étudier la ressource halieutique des mers chaudes. Entretemps, elle a participé à l’évacuation de la poche de Dunkerque et au déminage du port.

Considérée comme un marin par des hommes réputés sexistes – une femme à bord, ça porte malheur – , elle est embarquée comme témoin de leur vie âpre et leur consacre la sienne. Ses reportages et ses documentaires rendent hommage à ces bagnards de la mer qu’elle préfère appeler aristocrates de l’océan. En 1952, elle part pour cinq mois de campagne à bord du Bois Rosé, un chalutier saleur parti de Fécamp. Un jour de pêche morose, où les morues s’entêtent à préférer tomber dans d’autres filets, elle fait une surprise à ses compagnons en se cachant dans le corps d’un énorme requin tout juste occis: elle en ressort, couverte de son sang et ses viscères. Derrière leurs rires, les pêcheurs cachent leur admiration pour cette femme qui n’a pas froid aux yeux.

Avec eux, elle partage tout: la tambouille, l’attente, les coups de main, les coups durs, les doigts gelés, la peur, les veillées où l’on souffle, enfin. Avec eux, elle patauge dans le sang des poissons, dérape dans les tripes qui se répandent, s’en met partout dans les cheveux, les habits, sur les mains, qui pourtant doivent toujours rester propres pour prendre les photos. La reliure d’art est bien loin.

Anita va plus loin que ces expériences journalistiques. Forte de ces connaissances, celle qui est devenue la première océanographe française établit des cartes de pêche – alors souvent inexistantes – étudie les fonds marins, notamment au Sénégal et en Mauritanie, les espèces de poissons et leurs qualités nutritives pour combattre la malnutrition des populations locales, fait progresser les méthodes de conservation, installe des pêcheries et devient dès les années 60 une pionnière de l’aquaculture.

La première aussi, elle s’indigne du gaspillage de tous ces poissons morts rejetés à la mer, les indésirables qu’on ne mange pas, s’alarme devant les systèmes de capture qui ne sont pas sélectifs. Bien avant tout le monde, elle pressent que les réserves des océans ne sont pas inépuisables et le clame sur tous les tons. 

Elle s’éteint le 25 septembre 1997, à Douarnenez, dans son Finistère tant aimé: elle a 98 ans.

Des photos de sa main, diffusées par l’agence VU’, un film d’une quarantaine de minutes, Voyage de documentation de Madame Anita Conti, de Louise Hémon.: l’exposition organisée par Saint-Jean-de-Luz est un discret mais passionnant hommage. Espérons que la ville, jusqu’ici plus fière de ses corsaires que de ses pêcheurs, continuera sur cette voie et se souviendra qu’elle fut avec sa soeur Ciboure un port important de la pêche au thon, d’où les bateaux embarquaient pour de lointaines campagnes jusqu’au Sénégal. Les conserveries, dont Saupiquet, qui attiraient de la main-d’oeuvre de Bretagne, ont fermé, remplacées par des immeubles d’habitation, les bateaux fourbus en bout de course ont été coulés dans la baie. Nul musée, malgré tous les efforts de l’association Itsas Begia, n’a ouvert ses portes. Seul lieu de mémoire: trois panneaux sur le pont de la D 810, qui relie Saint-Jean à Ciboure. Un peu maigre pour tant d’histoires!

Jusqu’au 25 août. Dans deux lieux: la Rotonde et la villa Ducontenia à Saint-Jean-de-Luz. Avec la ville de Lorient et l’agence VU’.

Vous pouvez aussi vous plonger dans ses livres Racleurs d’océan, Géants des mers chaudes et L’océan, les bêtes, l’homme ou l’ivresse du risque, tous chez Payot & Rivages.

Écrit par : Sophie Denis