Pourquoi je ne mangerai plus de poulpe

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Grillé à la plancha, grec en salade, sétois dans la tielle, espagnol à la galicienne: le poulpe, j’adore. Et je ne m’en suis jamais privée.

Seulement voilà. Depuis quelques temps, ma conscience m’envoie des messages plus ou moins subliminaux dès que mon oeil repère le mot «poulpe» sur une carte de restaurant. Des messages qui tournent autour de: choisis autre chose. Jusqu’ici, j’ai obéi à ma conscience une fois sur deux. Mais je sens que le moment où je vais me débarrasser de ma poulpe addiction est tout proche.

Alors pourquoi? Un poulpe, ca n’est pas mignon comme un agneau ou un veau dont les yeux de velours et le mufle duveteux sont des arguments massues pour vous pousser au végétarisme. On ne se voit pas avec un poulpe dans les bras, lui déposant un bisou sur le front comme on le fait avec un lapin, ou même une jolie poulette pleine de frisouilles. Voilà bien une bestiole qui souffre d’un délit de faciès surtout auprès de ceux, qui comme moi, pâlissent devant tout ce qui compte plus de quatre pattes et se meut très, trop rapidement ( à l’image de nombre d’insectes rampants, mais ceux-là, je ne les mange pas).

La réticence est encore plus grande quand on l’affuble de son autre nom: pieuvre.

Oui, même si leur habitat peut différer un poil ( le poulpe aime plutôt les côtes rocheuses, la pieuvre les fonds marins) et si la pieuvre peut posséder deux bras de plus, c’est peu ou prou le même animal, de la famille des céphalopodes, comme le calmar et la seiche. La pieuvre, c’est : un truc tentaculaire, auquel on ne peut échapper, comme la mafia; un kraken, cette créature fantastique qui surgit des profondeurs pour faire chavirer les bateaux et les entrainer dans les abysses, monstre des légendes nordiques ou personnage fantasmé de Vingt Mille Lieux sous les mers. Jules Verne, Victor Hugo et ses Travailleurs de la mer n’ont rien fait pour nous réconcilier avec les céphalopodes.

Alors pourquoi cette réticence à les manger émerge-t-elle  chez certains, que je sens bien, à mon estomac défendant, rejoindre sous peu?

Le poulpe a une vie de m… ou presque. Quand il nait, Papa est parti en voyages d’affaires et sa mère agonise lentement, des suites de l’accouchement. Si si, c’est vrai: pendant plusieurs semaines, elle protège ses oeufs, et quand ils éclosent, des sécrétions endocriniennes contenues dans ses glandes optiques l’affaiblissent au point de provoquer sa mort. En mode: tu as accouché, tu ne sers plus à rien, dégage. Avoir des enfants, c’est dangereux, mais quand même, à ce point-là, c’est chelou. Donc, l’Oreste en tentacules doit affronter le monde seul, sans personne pour lui apprendre les perfidies de la vie. Une existence solitaire pendant maximum deux ans, si l’humain ne lui a pas mis la main dessus avant. Et quand je dis la main… Qui n’a pas une vision de pêcheurs sur une île grecque en train d’infliger une raclée monumentale à des poulpes en les battant comme plâtre sur la jetée du port, pour attendrir la chair? Avant de les suspendre à des étendoirs en plein cagnard, comme de vulgaires chaussettes. Quelle fin! On ne souhaite pas ça à son pire ennemi.

Vous allez me dire: on s’en fout, un poulpe, ça n’est pas un chat, un chien ou un agneau, ça ne souffre pas ( sous-entendu, c’est bien trop moche et différent de nous et de tout ce qu’on aime). Pas de bol: des études scientifiques britanniques ont prouvé que le poulpe ressent la douleur, et même une émotion liée à la douleur, similaire à celle des autres mammifères ( la sentience). Dans cette perspective, on en reparle de la raclée du pêcheur grec? On n’aurait pas une petite envie de lui en coller une, juste une, à notre ami Zorba?

Donc, le poulpe souffre… Et si, sous cette enveloppe pleine de ventouses, battait un coeur? Non: juste trois. Oui, le poulpe a trois coeurs, un principal et deux petits pour pomper le sang oxygéné par les branchies. Souhaitons-lui de ne pas aimer trois fois plus, il risque d’être encore plus malheureux.

Huit bras, huit cerveaux – un par bras – trois coeurs… et 500 millions de neurones, soit autant qu’un chien: invertébré, mais pas décérébré. Le poulpe est capable de mémoire, de déduction et d’apprentissage. Nombre de videos le montre en train d’ouvrir un bocal, de s’amuser avec des jets d’eau, d’utiliser des outils et d’échapper à un requin en s’accrochant sur son dos avec ses ventouses. N’oublions pas Paul le Poulpe, qui, depuis son aquarium d’Oberhausen en Allemagne, a réussi à pronostiquer les vainqueurs des matchs de la coupe du monde de football de 2010 en ouvrant des boîtes aux couleurs des équipes qui allaient gagner!

Il est même capable de reconnaître son soigneur. Un documentaire sorti en 2020, récompensé par un oscar l’année d’après, montre même la forme d’attachement ressentie par un céphalopode pour un plongeur après des mois d’observations et de patientes rencontres: La Sagesse de la pieuvre* a ému des millions de spectateurs.

Le poulpe est intelligent, surprenant, attachant. Furtif, il est aussi roi du transformisme et peut changer la couleur de sa peau, et même la texture, en fonction de l’environnement ou de ses émotions. Psychologue et philosophe des sciences, Vinciane Despret, qui ne cesse dans ses ouvrages d’interroger notre rapport aux animaux, nous rappelle qu’il est aussi poète dans une passionnante dystopie**: ne nous envoie-t-il pas des messages par le biais de ses jets d’encre? Ne serait-il pas temps de les déchiffrer?

Je ne suis pas scientifique et encore moins spécialiste des poulpes. Mais je me demande si ces messages à l’attention des humains ne contiennent pas quelque avertissement, qu’il serait judicieux d’écouter. Sur le mode: arrêtez de nous pêcher, de nous frapper en espérant nous attendrir. Et abandonnez votre idée saugrenue de nous enfermer dans des fermes aquacoles.

A Gran Canaria (Espagne), une ferme gigantesque va élever un million de pieuvres sur une parcelle de 52000m2, pour produire 3000 tonnes par an. Devant la surconsommation actuelle de poulpes dans le monde, ça pourrait paraître une bonne idée. Sauf qu’on peut faire confiance à l’être humain pour aggraver les problèmes au lieu de les résoudre. Pour plusieurs raisons: il est prévu 10 à 15 animaux par mètre cube d’eau, ce qui pour une espèce réputée solitaire, va entrainer promiscuité, agressivité et cannibalisme; les animaux vont se blesser dans les cages; l’abattage, avec de l’eau glacée, entraine une peur et une souffrance prolongée. Donc, pour sauver les poulpes sauvages, on devrait faire souffrir leurs homologues d’élevage? Enfin, un poulpe mange trois fois son poids chaque jour: imaginez la quantité de poissons qu’il va falloir pêcher pour nourrir ces poulpes! Cruel, absurde, et contre-productif.

La seule solution pour ne pas réduire drastiquement la population de poulpes, c’est… de ne pas en manger.

Imaginez en plus que ces poulpes élevés comme de vulgaires poules en batterie ne viennent à se révolter ( ce que ne feront jamais les poules, trop connes pour ça). Savez-vous qu’un poulpe peut se glisser dans n’importe quel trou, pourvu que son bec corné passe? Un orifice de serrure ou un espace sous une porte ne lui feront pas peur. Imaginez qu’avec toute la douleur accumulée depuis des millénaires que l’homme le frappe et l’accommode à toutes les sauces, avec toute la mémoire de ses souffrances et des souffrances de ses aïeux – le transgénérationnel ne concerne pas que les humains – il décide de se venger?

Huit cerveaux, trois coeurs, et 500 millions de neurones: c’en est bientôt fini de l’être humain. Je yoyotte? C’est Théodore Monod lui-même qui l’a prédit***: après le règne des humains viendra celui des poulpes. Et s’ils sont rancuniers et pratiquent le «oeil pour oeil, tentacule pour tentacule», je vous prédis que l’humain se prépare de sales quarts d’heure en tête-à-tête avec un kraken. Et pourtant je ne suis pas Paul le Poulpe.

C’est pourquoi aujourd’hui solennellement et par écrit, je fais le serment de ne plus manger de poulpe (en espérant que d’ici là il aura appris à lire et tombera sur mon blog). Et je signe la pétition pour l’interdiction de ces fermes de la honte. Pour échapper, si c’est possible, à l’inévitable vengeance du Poulpe.

Faîtes pareil, si vous m’en croyez.

* Documentaire sud-africain de Pippa Ehrlich et James Reed, 2020. Sur Netflix.

**Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation, Actes sud 2021.

*** Et si l’aventure humaine devait échouer, Le Livre de poche, 2000.

Écrit par : Sophie Denis

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