Trois petits tours… (9)

Léonie d'Aunet
Juliette Drouet

Léonie d’Aunet vs Juliette Drouet

Ce qu’il y a d’amusant avec les livres,  c’est qu’on les rencontre toujours quand on en a besoin ( à la différence des hommes). Celui-là, je l’avais déjà remarqué chez Mollat, ma librairie habituelle: le titre intrigant, La femme domino*, l’illustration accrocheuse, silhouette de femme encapuchonnée et gantée, en plein effort de progression sur une terre qu’on devine difficile, comme si elle voulait crever la couverture du livre pour basculer dans le réel et tomber dans vos bras. Je n’étais pourtant pas allée plus loin qu’un coup d’oeil.

Entre deux recherches sur Juliette Drouet, pour cause d’un papier sur ses amours hugoliennes qui lui ont tenu lieu de destin et de raison de vivre, deuxième passage chez Mollat: La Femme domino me hèle à nouveau, elle a l’air plus pressée, s’arc-boute un peu  plus sur son long bâton. La quatrième de couverture m’apprend qu’il s’agit d’un roman sur Léonie d’Aunet, maîtresse de Victor Hugo, rivale de Juliette Drouet. Quelle délicieuse synchronicité….

Chic! Je me dis que je vais pouvoir contrebalancer la frustration d’écrire pour mon taf douze pages sur une Pénélope colérique en m’intéressant pour mon blog à un destin autrement plus passionnant: car la vie a besoin d’équilibre, toujours.

FemmeDomino

Donc, Léonie: des origines québécoises, un papa militaire, une enfance dans un couvent à Paris, rien que de très classique pour une fille née en 1820. Et puis à 18 ans, on la retrouve dans l’atelier et le lit d’un barbon barbouilleur de vingt ans son aîné, François-Auguste Biard. L’homme a son heure de gloire sous le règne de Louis-Philippe, il est connu pour ses tableaux souvent inspirés de ses voyages. C’est peut-être cet appel du large qui séduit Léonie: car si on en croit Chopin qui l’a croisé, Biard est très laid. Aussi, quand Biard est pressenti pour accompagner une expédition scientifique au Spitzberg – à l’époque, les peintres remplacent encore les photographes –  Léonie fait des pieds et des mains pour l’accompagner: quel bagout est le sien, quand on sait qu’alors, les femmes sont toujours interdites à bord des bateaux de l’état!

Nous sommes en 1839: à 19 ans, Léonie est la première femme à explorer cette île au nord de la Norvège, en pleine mer du Groenland, et à franchir le cercle polaire arctique. A leur retour, Biard épouse la jeune fille qui n’a pas froid aux yeux. Elle met précieusement de côté les notes prises pendant l’expédition qui lui permettront d’écrire quinze ans plus tard Voyage d’une femme au Spitzberg, un récit toujours régulièrement publié**. Deux enfants naissent de leur union, blablabla, et on pourrait en rester là.

Mais voilà qu’à un pince-fesses parisien, elle rencontre l’Homme-siècle, l’Homme océan, j’ai nommé le grand, l’incontournable , le monumental Victor Hugo, la quarantaine triomphante, pimpant académicien, auteur de théâtre acclamé autant que sifflé, et père éploré d’une jeune Léopoldine qui vient de se noyer. Est-ce le charisme de l’écrivain, la souffrance du père, son after-shave ou l’intuition qu’elle a devant elle une formidable libido, que même le deuil d’une enfant ne saurait faire taire? Les femmes sentent ces choses-là, bien avant qu’elles n’arrivent. Et Totor est quand même un bouillant lapin: il ne s’arrêtera de trousser la gueuse – et encore – qu’après son AVC, à plus de quatre-vingt ans.

Leurs vingt ans d’écart ne sont donc pas un obstacle: Léonie a l’habitude. Léonie dit oui et les voilà partis pour une idylle passionnée qui durera sept ans.

Dans un premier temps, le mari cocu ne remarque rien ou s’en désintéresse. Mais quand Léonie demande la séparation de corps – le divorce n’existe pas – halte-là, plus rien ne va, tu es à moi, et surtout je ne veux pas te payer de pension! Comme dans les pires vaudevilles, le mari engage un détective et la fait suivre. Il lui faut plusieurs mois pour la coincer, mais il y parvient: le 5 juillet 1845, les tourtereaux sont surpris dans un hôtel du 1er arrondissement. Et que croyez-vous qu’il advienne? La maréchaussée laisse partir Totor, qui rappelle sur tous les tons qu’il est pair de France – c’est vrai, mais ça n’est pas une raison – et coffre la demoiselle. Courageux, mais pas téméraire, le papa des Misérables! Il faut dire qu’une femme et une maîtresse l’attendent dans leurs maisons respectives, Adèle Hugo, mère de ses enfants, et Juliette, dont je n’ai pas encore parlée parce qu’elle m’agace.

Léonie est coffrée pendant deux mois dans la prison Saint-Lazare pour «femmes perdues», puis dans un couvent encore plusieurs mois: ça t’apprendra, fille d’Eve, vile succube, à aller dévoyer les honnêtes hommes ! Pendant ce temps-là, dans les salons parisiens, Totor pérore, à la maison discute carrière politique et dîners mondains avec Adèle et dans un petit appartement discret s’occupe de l’abricot de Juliette: c’est si harassant d’être un homme, parfois!

Quand elle a fini sa peine, Léonie reprend discrètement contact avec le grand homme. Le prix à payer est bien lourd: outre la prison et le couvent, elle est séparée de ses enfants et doit affronter la honte du flagrant délit; elle qui a connu la liberté infinie des paysages du grand Nord est désormais enfermée dans les préjugés de l’époque et montrée du doigt. Mais elle tient bon. Et Hugo lui écrit des poèmes dans le recueil des Contemplations: on a les compensations qu’on peut.

Ca dure, ça dure, et un beau jour, ça s’arrête: lasse d’être la maîtresse en second d’un homme marié, Léonie fait un paquet des lettres d’amour envoyées par le grand homme et les envoie à la maîtresse n°1, l’infortunée Juliette.

Oui, je sais, c’est bas, mais Léonie n’a jamais prétendue être une sainte. Juliette fait une crise, comme ça lui arrive régulièrement, puis pardonne, comme toujours. Et comme elle a une vie de cocue et la chance qui va avec, survient le coup d’état du 2 septembre 1851: ennemi juré de Napoléon le Petit, Hugo doit s’enfuir. Juliette organise son exil à Bruxelles, et s’en va avec lui pour 19 ans d’exil à Jersey et Guernesey, laissant sur le carreau l’épouse et la maîtresse n°2. 

Léonie aurait bien suivi: Adèle l’épouse l’en dissuade. Léonie ne sait quoi faire de sa vie: Adèle va l’aider à se lancer dans la carrière journalistique, puis littéraire. En somme, elle la prend sous son aile: c’est beau, la sororité! Hugo la lui a confiée. Adèle a dit oui en demandant – symboliquement, on n’est pas dans une tragédie grecque, plutôt un vaudeville parisien – la tête de Juliette: la sororité a des limites. Hugo a refusé, car Juliette lui a sauvé la vie.

Le ménage restera donc à trois, entre Juju, Toto – les petits noms doux qu’ils se donnent – et Adèle jusqu’à la mort de cette dernière  en 1868. Léonie et Victor resteront en contact épistolaire, Victor lui enverra régulièrement de l’argent, tout en s’occupant financièrement de ses enfants, Marie et Georges. Léonie se fera un nom dans le Paris des lettres de l’époque en publiant plusieurs romans, feuilletons et pièces de théâtre, sous le pseudonyme de Thérèse Blaru ( d’où le nom de femme domino, donné au 19eme siècle aux femmes qui se cachaient derrière un pseudo pour avancer masquées sur le chemin qu’elles se choisissaient, à commencer par George Sand).

Elle mourra en 1879, quatre ans avant Juliette, six ans avant Victor.

L’Histoire retiendra Juliette et oubliera Léonie, idéalisant le demi-siècle d’amour d’une femme qui s’est sacrifiée pour son grand homme. Car l’Histoire officielle aime les sacrifices des femmes et préfère les soumises aux rebelles. Mais qui peut savoir pour qui le coeur de Hugo battait le plus? Car la mort de Léonie l’affecta profondément. Je me plais à rêver qu’elle fut la femme la plus aimée, même si Juliette est celle qui l’aima le plus.

Merci à Sophie Poirier pour son délicat roman sur Léonie!

* La Femme domino, éditions Inculte, 2024.

** Chez Actes Sud

Écrit par : Sophie Denis