Trois petits tours… (5)

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VIOLETTE MORRIS,  la paria des stades

Alors que dans quatre mois, Paris va accueillir les J.O (si les planètes sont bien alignées), je pense à une femme qui aurait donné sa vie pour participer à ceux de son époque. La haine que la société éprouvait à son égard l’en a écartée. Haine de son vivant, qui s’est accrue après sa mort.

Et pourtant, elle s’appelait Violette. Violette mais pas fleur bleue.

On ne choisit pas plus son prénom de baptême que sa famille. Si elle avait pu, Violette Morris aurait surtout changé le terreau qui l’a vue pousser: une lignée de militaires, un père baron et froid, une mère distante et neurasthénique, au final des parents qui ne voulaient pas d’elle, un couvent belge où ils l’ont abandonnée avant d’aller la rechercher pour la marier. Entretemps, le baron et sa baronne ne venaient pas l’en extraire pour des moments de retrouvailles, plaisir pourtant octroyé à toutes les pensionnaires.

Par bonheur, les bonnes soeurs de l’Assomption étaient en avance sur l’enseignement d’une matière: le sport au féminin. Avec Miss Eliss, Anglaise et moderne, les pensionnaires s’initiaient au basket, au cricket, au hockey, à la natation, à l’athlétisme, et même au football: toutes disciplines dans lesquelles la petite Violette excellait. D’autant que Miss Eliss pensait que le goût du sport n’est rien si on ne lui ajoute pas ce qui fait tout son sel: l’esprit de compétition, qui ne doit pas être la chasse gardée des hommes. Il n’en fallait pas plus pour donner à Violette une raison de vivre, enfin!  Gagner: quel autre moyen de briller quand on vous rejette dans l’ombre, d’exister quand on vous a oublié, et pourquoi pas, soyons fous, d’être aimée, enfin!

Retrouvons Violette quelques années plus tard, avec son lot de championnats, coupes, trophées et triomphes: la voilà mariée, elle qui n’aime que les femmes, mais comment s’écarter, à vingt ans à peine, du chemin labouré depuis des siècles par un patriarcat triomphant? Le mari n’est pas gênant, admiratif des prouesses de sa jeune épouse, et pas très sûr de ses propres orientations sexuelles comme de ce qu’il veut faire de sa vie. De toute façon, on est en 1914, et la guerre met bon ordre à tout ça: Cyprien part au front, Violette aussi, comme ambulancière. Elle en revient avec deux passions: la conduite automobile et le port du costume masculin.

Le baron passe l’arme à gauche, bientôt suivi par sa baronne. Voilà Violette à l’abri du besoin, libre de se consacrer à la compétition sportive. Revenu lui aussi du front, Cyprien, encore un peu plus désorienté, n’est pas un obstacle à ses ambitions. D’autant que le couple divorce en 1923.

Course à pied, lancers du javelot, du poids, du disque, football, Violette ne sait plus où donner de l’exploit. Elle participe aux premiers Jeux mondiaux féminins en 1921, où elle bat le record européen au poids et javelot, aux premiers Jeux Olympiques des femmes en 1922, où elle remporte l’or au poids et au disque, gagne les championnats de France d’athlétisme la même année. Capitaine du club l’Olympique, elle mène son équipe de football féminin à la victoire au Championnat de France de 1925. Rattrapée par sa passion de l’automobile, elle gagne le Bol d’Or en 1927 devant 18 candidats masculins.

Elle s’est découvert une nouvelle passion, la boxe, qu’elle n’hésite pas à pratiquer contre les hommes, par exemple le malheureux Giuseppe Ferrandini qu’elle envoie au tapis lors d’un match à Rome. Rien ne semble l’arrêter, elle qui n’obéit qu’à sa devise: «Ce que les hommes font, Violette peut le faire».

Le sport, le succès, les amours: tout parait sourire à Violette, dans ces Années folles, qui voient les femmes s’émanciper, leur corps exulter dans les pratiques sportives et les amours lesbiennes. On est bien loin du siècle précédent où la pratique du vélo n’était pas recommandée aux femmes, car elle pouvait les empêcher d’avoir des enfants! Désormais les curés ne refusent plus les sacrements à une femme habillée en cycliste. Que de progrès!

Enfin, presque. Parce que les amours lesbiennes sont tolérées, à condition de ne pas être trop voyantes. Or, pour Violette, se fondre dans la tapisserie, c’est mission impossible. Contrairement à la petite fleur bleue, elle prend de la place, beaucoup. Toujours en costume d’homme, cheveux coupés très courts, elle fume comme un pompier et boit comme un cosaque: on n’est pas vraiment dans des amours saphiques de salon, sur fond de charleston et sautoirs de perle.

La nature l’a aussi dotée d’un sale caractère, qui puise sa rage dans un profond rejet de l’injustice, surtout à l’écart de sa personne: comment peut-il en être autrement, au regard de son enfance? Alors, à force de la ramener, de râler, de se foutre des règlements, de corriger des arbitres qui trichent et des adversaires qui la traitent de gouine, de draguer de jeunes sportives dans les vestiaires, Violette se voit privée de licence et interdite de toute compétition sportive. Provocatrice jusqu’au bout, elle s’est aussi faite opérer d’une mastectomie, car sa poitrine la gêne pour tenir le volant de ses bolides!

Une nouvelle vie l’attend, plus show-biz – elle fréquente Cocteau, Jean Marais, devient amie-amante de Josephine Baker, puis de la comédienne Yvonne de Bray, s’essaye à chanter dans les cabarets – et encore plus masculine: elle tient un magasin d’accessoires automobiles. A force de fréquenter tout le monde, la voilà qui s’amourache d’une Allemande, qui la persuade d’assister aux JO de Berlin. C’est le début de la fin.

Sans s’en rendre compte, elle bascule, émerveillée par ce pays qui place le sport si haut, et rend hommage à Violette la sportive, alors que la France lui a fait un procès en 1928 pour port du pantalon. En 40, l’occupant efface ses dettes et la met à la tête d’un garage de la Luftwaffe, boulevard Pershing à Paris. En échange, elle doit fermer les yeux sur les trafics qui s’y déroulent et laisser trainer ses oreilles pour rapporter toute info susceptible d’intéresser les Allemands.

Quatre-vingt ans plus tard, on ne connait toujours pas la teneur des renseignements donnés par Violette. Ce dont on est sûr, c’est la haine qu’elle suscite déjà de son vivant chez certains, qui taguent «Pute aux boches» sur sa péniche.

Le 26 avril 1944, Violette Morris est victime d’un traquenard sur une route normande au volant de sa traction Citroën: elle est abattue par des hommes du maquis Surcouf, ainsi que les passagers, un couple de charcutiers de Cabourg et leurs deux enfants. Les historiens divergent: assassinat commandité par l’Intelligence service? Crime passionnel? Ou erreur de casting, Violette ayant été tuée à la place d’un gestapiste qui lui aurait donné le volant au dernier moment? C’est la thèse soutenue par Gérard de Cortanze, dans son passionnant roman Femme qui court.

On accuse ensuite la Morris de tous les maux: devenue la «hyène de la Gestapo», elle aurait pris son pied à torturer des femmes dans les sous-sols de la rue Lauriston et aurait été la maîtresse d’officiers SS. Un comble pour une lesbienne!

Sa légende noire nait à la Libération pour justifier la mort des deux enfants en avril 44. Et parce qu’il faut bien un bouc-émissaire pour incarner toutes les lâchetés et la noirceur de cette drôle d’époque, qui en a vu beaucoup d’autres, artistes, écrivains, académiciens, industriels et politiciens, se compromettre avec l’ennemi.

Écrit par : Sophie Denis

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