Danielle Cravenne, la femme qui n’aimait pas Rabbi Jacob.
Ces derniers jours, on entend beaucoup dire: «Aujourd’hui, on ne pourrait plus faire un film comme Les aventures de Rabbi Jacob!».
Or, à l’époque, en 1973, ça n’a pas été si simple. Et le film a été entaché d’un drame, avec à la clé l’assassinat d’une femme, aujourd’hui totalement oubliée.
Danielle, c’est un prénom courant dans ces années-là. Ces années-là: le règne de Pompidou, la fin des Trente Glorieuses, quand la France bâtissait le Concorde, se rêvait en DS et riait aux performances agitées de Louis De Funès.
Danielle avait de longs cheveux bruns, un regard sombre. Je scrute la photo sur sa maigre fiche Wikipedia, j’essaie de déceler dans ses yeux un peu perdus la petite flamme de folie qui lui a fait commettre l’irréparable. C’est difficile: la photo est en noir et blanc et Danielle ne regarde pas le photographe, mais plus loin, plus bas sur le côté. Une ombre de sourire soulignée d’un trait d’inquiétude, peut-être de prescience, éclaire à peine le visage élégant et grave.
En 1973, Danielle avait 35 ans, deux enfants prénommés François-David et Rebecca, et un mari attaché de presse dans le cinéma. Certaines s’en contenteraient, surtout si elles aiment le cinéma; je ne sais pas si Danielle aimait le cinéma. Elle aimait ses enfants bien sûr, son mari sûrement – pourquoi en douter, même si rien n’est jamais sûr – tout comme son chien, que Google m’a déniché sur une autre photo et qui répondait au nom de Nivu. Nivu… ni connu, comme sa maîtresse avant qu’elle ne prenne la folle résolution qui allait la placer vingt-quatre heures durant sous les feux de l’actualité? Danielle avait donc tout pour être heureuse: un mari, des enfants, de l’argent et un chien (dans l’ordre qu’on voudra). Seulement voilà: son mari s’appelait Cravenne, comme Georges Cravenne. C’était Georges Cravenne. Dans ces années-là, le futur producteur et créateur des Césars s’occupait de promouvoir des réalisateurs et des films; en 1973, le nouveau Gérard Oury, Les aventures de Rabbi Jacob.
C’est un film avec De Funès qui a fait basculer la vie de Danielle et de ses proches dans le drame. Pas n’importe lequel: celui où il joue le rôle d’un chef d’entreprise survolté et raciste qui se déguise en rabbin pour échapper aux barbouzes d’un pays arabe en pleine révolution.
Or, on est en 1973, après l’assassinat un an auparavant de onze athlètes israéliens aux Jeux de Munich. Et le 6 octobre voit le début de la guerre du Kippour. La sortie du film est prévue pour le 18. Autant dire que prôner la réconciliation entre Arabes et Juifs avec un De Funès tout en grimaces et papillotes est éminemment casse-gueule. D’ailleurs le film a mis beaucoup de temps à être produit et Gérard Oury, qui est juif, reçoit des menaces de mort. Au point qu’il va la nuit avec sa fille (une autre Danièle, Thompson celle-là), décoller en douce les affiches du film qui annoncent sa sortie prochaine.
Comme Gérard Oury, Danielle (Cravenne) pense que la sortie du film doit attendre des jours meilleurs. Mais les producteurs n’écoutent pas Gérard et Georges (Cravenne) n’écoute pas sa femme.
Mariée à un juif, elle-même convertie au judaïsme par amour ou par mariage, Danielle se soucie beaucoup du sort des Palestiniens. Et craint donc que ce film n’attise la haine envers les Arabes en général et les Palestiniens en particulier. Elle ne rêve que d’une chose: la réconciliation entre les irréconciliables.
Danielle aurait pu se contenter de ne pas aller voir le film, de lui faire une mauvaise publicité, d’engueuler son mari, de casser une soupière remplie de potage brûlant sur la table, de faire la grève du sexe, d’aller voir ailleurs…
Non, elle préfère détourner un avion. Rien que ça.
Le 18 octobre 1973, jour de la sortie du film, Danielle Cravenne se présente avec son chien Nivu à l’embarquement pour le vol Paris-Orly en direction de Nice. En plein vol, elle menace le personnel avec une carabine 22 long rifle et détourne le Boeing en direction du Caire. Et expose ses revendications: la mise sous scellés de toutes les bobines du film; l’affiche doit être remplacée par une autre avec un Israélien, un Arabe et un Juif se tenant par la main ( c’est mignon); pendant 24 heures, personne ne doit se servir de sa voiture, sauf les médecins et les pompiers (?), «Tous à vos vélos!» (Danielle est très en avance sur son temps). Propos décousus, émanant d’une illuminée, diront plus tard les services de police. Le pilote réussit à la convaincre de faire une escale à Marseille pour prendre du kérosène et débarquer la centaine de passagers, dont Gérard Majax, qui n’a trouvé aucun tour pour la faire disparaître.
Le GIPN ( groupe d’intervention de la police nationale), si.
Danielle est fatiguée et elle a faim. Trois flics déguisés en stewards montent à bord avec un plateau-repas. Et l’abattent de trois balles, deux à la poitrine, une à la tête, histoire d’être sûrs qu’elle ne bouge plus. Grièvement blessée, Danielle meurt pendant son transport à l’hôpital.
Que s’est-il passé? Danielle aurait menacé les faux stewards de son pistolet: le préfet de Marseille, René Heckenroth précise même qu’elle a tiré en premier. Problème: on n’a jamais retrouvé la douille, d’ailleurs l’arme de Danielle était un pistolet d’alarme. La fouille de son sac montrera que la carabine était toujours repliée et les munitions intactes. Pourquoi l’avoir abattue comme un chien, comme une chienne plutôt, alors qu’il suffisait de mettre du sédatif dans son repas?
La famille avança une réponse: pour faire un exemple. A l’époque, les détournements d’avion – hijacks – étaient légion. Voilà un bel avertissement, donné sans trop de risque, aux pirates de l’air, d’habitude beaucoup plus chevronnés qu’une femme seule et, aux dires des passagers, assez hésitante, changeant d’avis toutes les cinq minutes. «Je ne suis pas folle. Mais je ne suis pas d’accord avec le gouvernement» avait-elle dit dans un message ( c’est le cas de beaucoup d’entre nous, et effectivement on n’est pas fous pour autant).
Visiblement, ce n’était pas une terreur, Danielle. Une femme généreuse, passionnée, entière et un brin dépressive devant les malheurs du monde. En fouillant sur le Net, je suis tombée sur un article mentionnant qu’elle était psychologiquement fragile et qu’elle avait été soignée pour dépression nerveuse.
Ce 18 octobre 1973, personne n’a voulu se mettre à la place de Danielle, ce qui aurait évité de la descendre, personne n’a cherché à savoir ce qu’elle avait dans la tête, et surtout dans le coeur. Dommage. On y aurait sans doute trouvé beaucoup d’amour pour son prochain, beaucoup d’appréhension concernant la folie du monde. Et aussi beaucoup de détermination. Parce qu’il en faut des tonnes, pour détourner seule un avion.
Par la suite, Georges Cravenne assigna trois fois l’Etat en justice, mais malgré ses excellents avocats, Albert Naud et Georges Kiejman, sera trois fois débouté.
Les Aventures de Rabbi Jacob firent plus de 7 millions d’entrées lors de leur première exploitation, un des plus gros succès du cinéma français.
Le chien Nivu rentra à la maison, sain et sauf.
Et Danielle, victime d’un crime d’Etat, glissa définitivement dans l’oubli.