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Plongée vertigineuse au coeur de la Tech

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Vallée du silicium, d’Alain Damasio

La SF n’a jamais été ma tasse de thé. Dans ce genre, j’ai des lacunes abyssales. Non que je la méprise, mais les histoires de petits hommes verts et de drôles de machines qui nous racontent un lointain avenir plus ou moins fantasmé, ça ne me branche pas. C’est une caricature, je sais: elle doit tout à mon inculture dans ce domaine.

Un seul titre est passé au travers de mes blocages: Les Furtifs d’Alain Damasio. Encore a-t-il fallu que je m’y reprenne à deux fois: la première, j’avais lâchement refermé l’ouvrage au bout de cinquante pages. La seconde, c’était pendant le confinement: alors cette histoire d’humains parqués dans des îlots de résistance, ces poignées d’insoumis qui tenaient bon face à une société de la Surveillance, forcément, ça m’a parlé. J’ai enfin compris que l’avenir dont nous parle la SF n’est pas si lointain, une réalité juste derrière la porte, juste derrière mes paupières que je ne voulais pas ouvrir. Sans doute suis-je désormais prête à affronter mes peurs devant ces mondes glaçants dont elle peint les contours par petites touches de plus en plus précises.

Dans Vallée du Silicium, Alain Damasio, un des plus grands auteurs du genre avec La Zone du dehors, La Horde du Contrevent et nombre de nouvelles, nous décrit la réalité de la Tech, qui a pris chair dans la Silicon Valley, à quelques heures d’avion seulement. Avec notre propension européenne à accueillir à bras grand ouvert toutes les idées foireuses venues des States, pas de doute: c’est demain matin chez nous. C’est déjà là, d’ailleurs, plus ou moins en germe et en pointillé ( mais il parait que la France, dans le domaine, est en retard: ouf!).

Cette fois-ci, Alain Damasio nous offre non une fiction mais une réflexion sur l’univers des hautes technologies qui façonnent nos vies, sept chroniques et une nouvelle, suite à un séjour immersif de plusieurs mois dans la Silicon Valley et son monde merveilleux. Un exemple parmi les «joyeuzetés» qui nous attendent au tournant: la voiture autonome. Munie de capteurs et de radar, la driveless car dénommée Waymo circule déjà dans les rues de L.A. 

Pour en arriver à l’Autonom cab, le taxi sans chauffeur, désormais réalité aux States ( et en Chine, mais sous un autre nom), il a fallu des milliers d’heures de route, avec derrière le volant, un chauffeur qui a appris à la machine et aux algorithmes la bonne conduite. Maintenant que  la machine en sait assez, elle se passe de lui, de nous. Un progrès, vraiment? Pour parvenir à cette autonomie, les milliers d’heures de conduite n’ont rien d’écolo. Les chauffeurs, ceux-là même qui aujourd’hui acceptent de tourner des heures pour apprendre à la machine à les remplacer, vont disparaître: ça s’appelle la servitude volontaire ou comment se tirer une balle dans le pied.Dans quel but nous déposséder de la conduite? Un gain de temps, bien sûr! Ok, mais pour faire quoi? Parions qu’il sera utilisé pour travailler dans la driveless car, devenu nouveau bureau roulant; à moins qu’on ne se change les idées en jouant à des jeux sur notre téléphone. Dans les deux cas, une dépendance supplémentaire.

Autre exemple, les objets connectés: la bague, qui mesure ma quantité et qualité de sommeil, me dira à mon réveil si j’ai bien dormi, car toute seule, bien sûr, je ne peux pas savoir si j’ai la tête dans le cul; le bracelet Whoop – c’est son nom, pas celui d’un héros de Tex Avery – , m’indiquera à quelle heure aller me coucher pour être au mieux de ma forme: merci Maman! En attendant les toilettes connectées avec un petit labo individuel qui analysera mes urines pour détecter de possibles calculs rénaux; et cerise sur le gâteau, des capteurs intestinaux pour déceler les maladies à venir. A ce stade-là, moi, je vomis, les capteurs et le reste.

Un détail: les pauvres, bien sûr, seront exclus de ces gadgets de santé et continueront à mourir dans les couloirs des urgences désertées. Quant aux assurances, elles choisiront qui assurer, les entreprises qui embaucher: les bien portants, c’est-à-dire ceux qui ont les moyens de l’être.

A travers ces exemples, Alain Damasio nous fait toucher du doigt ce qui nous pend au nez: avec la Tech, nous passons de la puissance ( de l’individu)  au pouvoir ( de quelques-uns), de la capacité humaine à faire, à la possibilité de faire faire. Le technocapitalisme, qui promettait de nous libérer, se frotte les mains: il nous prépare un avenir où l’épanouissement de l’individu ne passera plus par ses liens aux autres et au vivant – à cet égard, la période covid et ses confinements ont bien préparé le terrain – mais par la seule technologie.

Dans une interview à Reporterre*, Alain Damasio détaille ce qu’il appelle les quatre machineries de désir mises en place par le technocapitalisme pour mieux nous endormir: «la paresse plaisante, le pouvoir octroyé, la conjuration des peurs et l’imaginaire du transhumain». Celui-là est sans doute le pire: le rêve d’être dieu. Le fameux homme augmenté. Au transhumanisme qui part du principe qu’il manque quelque chose à l’homme, Damasio répond qu’il ne nous manque rien, sinon la volonté d’aller jusqu’au bout de ce que nous sommes. Et que le but n’est pas «d’être plus qu’humain, mais d’être plus humain».

Comment résister? Peut-on résister? Toujours dans cette interview à Reporterre*, sans exclure la nécessité de poser des actes pour se défendre ( boycott de produits, hacking, piratage des chaines de production) l’auteur prône la construction d’alternatives dans nos façons d’habiter, de manger, d’exister, en montrant qu’elles nous rendent heureux: «Il faut battre le capitalisme sur le terrain du désir».

Il y a du boulot: le capitalisme est très fort et l’humain bien faible face à la tentation. Perso, face à toutes ces technologies qui ne sont des gadgets qu’en apparence,  j’ai des envies d’amish qui me reprennent, même si je sais que le retour à la bougie n’est pas la solution. Mais une petite maison dans la prairie, avec des ânes, des poules et des livres, ça se tente. J’ai déjà les livres, la seule réalité augmentée que je recherche.

En attendant ce monde merveilleux où une voiture sans chauffeur – et donc sans personne à qui dire bonjour – nous conduira au travail, avec un casque metaverse sur la tête pour ne pas voir nos congénères et des capteurs dans le bide pour savoir si on a un cancer, une nouvelle réjouissante: pour stopper une voiture autonome il suffit de poser un cône de chantier sur le capot, qui l’arrête net dans sa volonté de nous mener en bateau. Vous savez qui a trouvé la parade? Des chimpanzés! 

Vallée du Silicium (Editions du Seuil, avril 2024.): à lire d’urgence, pour mourir peut-être, mais pas idiot. Et si possible, non sans avoir chèrement défendu notre humanité.

* Reporterre, 19 avril 2024.

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