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Les rêveurs d’élite

Ocean15

En cette période sombre où la violence mène le bal, un souvenir de lecture me revient. Dans La bienveillance est une arme absolue et Le nouveau dictionnaire de l’impossible*, l’écrivain Didier Van Cauwelaert, passionné par l’extraordinaire sous toutes ses formes, raconte un épisode méconnu de la 1ère guerre du Liban. 

Pendant les années 80, un groupe de quatre universitaires américains envoie sur les lieux du conflit un commando de penseurs entraînés à la méditation optimiste. Leur mission: se réjouir tous ensemble de la fin de la guerre au bout milieu d’un champ de bataille. Leur nom de code: les «rêveurs d’élite». Nom de la mission: «Projet international pour la paix au Moyen-Orient». Le tout avec la bénédiction de l’ONU.

Imaginez la scène: sous les tirs continus de roquettes, un groupe d’illuminés, assis en lotus, les mains chastement posées sur les cuisses, pouce et index formant un cercle, yeux fermés et sourire béat, en train de réciter de délicats mantras pendant qu’en face des soldats s’écharpent à qui mieux mieux.

Une méthode Coué, version XXL.

C’est une blague?

Un pari fait un soir de cuite?

Une idée échappée de cerveaux embrumés par trop de fumette?

Ou alors un gage. Sur le mode «tu vas envoyer sur un champ de bataille – un peu à l’écart, tout de même – un groupe de mangeurs de graines qui croient au Père Noël et tu leurs fais réciter OMMMM le plus longtemps possible avant de se prendre une grenade en pleine tête. Oui, si tu ne trouves pas de volontaires, tu as le droit de prendre des taulards, condamnés à perpet».

Seulement voilà: ça a marché.

Au bout de quelques instants, les tirs se sont progressivement arrêtés. Interrogés a posteriori, les belligérants des deux camps ont dit ne plus savoir pourquoi ils tiraient, la situation leur paraissait ridicule, dépassée. L’heure était venue de rentrer à la maison.

L’expérience a été menée plusieurs fois, avec toujours le même résultat: l’arrêt des hostilités. Il était indispensable que tous les penseurs soient sur la même longueur d’onde: pas de jugements sur les combattants, pas besoin de choisir un camp, de chercher les bons et les méchants, pas besoin de déplorer la violence, puisque tout cela était derrière. Une seule chose à faire: remercier l’Univers d’avoir mis fin au conflit, se féliciter de la paix déjà là alors même que le bruit des tirs sifflait encore à leurs oreilles.

Une expérience similaire a été menée dans les mêmes années par un psychiatre libanais, Tony Abou Nader: après avoir enseigné la méditation transcendantale à des villageois de la région du Chouf, au sud-est de Beyrouth, où ça chouffait, pardon, chauffait pas mal entre Israéliens, Palestiniens et Libanais, il a noté que lorsque le groupe de méditation atteignait 1% de la population locale, les bombardements cessaient.

Toutes ces expériences ont été relatées dans le très sérieux  Journal of Conflict Resolution**.

Par la suite, des statisticiens de l’université de Princeton ont cherché à établir le nombre de personnes nécessaires pour arrêter un conflit par cette méthode. Et ils sont arrivés – ne me demandez pas comment, je pige que dalle – à la racine carrée de 1% de la population concernée. Soit cent personnes  pour un million d’habitants. 7746 individus pour 6,781 milliards d’habitants en 2007, quand les calculs ont abouti. Aujourd’hui, 9225 pour huit milliards.

9225 penseurs positifs en permanence suffisent pour que cessent tous les conflits dans le monde. Juste en se projetant dans un futur lumineux et déjà là. La force de la Conscience et de l’Amour. 

Vertigineux, non?

Certes, ça pose quelques problèmes: qui, comment? Et celui-ci, qui n’est pas des moindres: pendant la 1ere guerre du Liban, dès que les «Casques roses», comme les appelait le philosophe Jean-François Revel, arrêtaient de ressentir la paix, les conflits reprenaient.

Mais depuis le temps que ces expériences ont été menées, quarante ans, soient deux générations, on aurait largement eu le loisir de faire progresser l’histoire, non?

Etrangement, il ne s’est rien passé. Nada. Dossier clos, rangé sur l’étagère, la plus cachée si possible, circulez, y’a rien à voir.

Depuis quarante ans, on aurait pu trouver des solutions. Rêvons un peu: enseigner la méditation transcendantale à l’école, éduquer les populations, former des bénévoles, des équipes de bénévoles qui se relaient pour qu’il n’y ait pas de pause de la pensée positive. 9225 rêveurs d’élite renouvelables, ça se trouve non? D’autant que la mission est belle. Ça pourrait même être un métier, plus qu’un métier, une vocation, un sacerdoce. Puisque l’IA va supprimer des millions de postes dans le monde, pourquoi ne pas proposer à ceux qui vont se retrouver sur le carreau de se reconvertir en rêveurs d’élite? 

Au lieu d’envoyer toutes nos pingouins en costard, imbus de leur importance, palabrer pour faire le show, il serait temps de se souvenir des Casques roses et de les envoyer dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. 

Nan, je rigole. Faire cesser les guerres, faire régner la Paix, c’est donner à l’homme le pouvoir suprême: celui de ne plus avoir peur. Continuons plutôt à enrichir les marchands d’armes et à faire jouir nos dirigeants en leur donnant le droit de vie et de mort sur les peuples. 

* Editions de l’Observatoire, 2021. J’ai Lu, 2016.

** Journal of Conflict Resolution, vol 32, n°4, 1988.

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