
30 novembre 1939: il y a tout juste 85 ans, l’Union soviétique attaquait la Finlande, sous le prétexte d’une fausse agression dont elle a le secret. 171 millions d’habitants contre tout juste 3: l’ogre russe allait dévorer le petit Poucet. Staline en aurait parié sa moustache: en une semaine, c’est plié, je fêterai mon anniversaire à Helsinki.
Mais David contre Goliath, ça ne marche pas que dans la Bible. Les Finlandais ont perdu, certes, mais tenu tête trois mois. Et Staline a pu garder sa moustache, puisqu’il ne l’avait pas pariée.
Trois mois: incroyable! Comme l’est tout autant l’oubli dans lequel cette micro-guerre a sombré, soigneusement effacée par une Europe pas fière d’avoir laissé tomber le petit pays dans la gueule du monstre (en particulier la France, Daladier et sa promesse non tenue d’envoyer 100 000 hommes, l’objectif étant plutôt de s’emparer des minerais de fer de la Suède, passons). Une Europe bien peu reconnaissante: trompé par les difficultés de l’armée soviétique face à la petite Finlande, Hitler se dit que c’était le moment d’ouvrir le front de l’Est plutôt que d’attaquer la Grande-Bretagne, en lançant l’opération Barbarossa. Mal lui en prit… Par son sacrifice, la Finlande a sans doute sauvé l’Europe.
Une guerre oubliée, donc, jusqu’à ce qu’Olivier Norek en fasse le sujet de son dernier opus, Les guerriers de l’hiver*. Rien à voir avec ses polars, dont je suis fan comme beaucoup. Le passage à la littérature blanche – et oui, il y a aussi du racisme dans les lettres – lui a plutôt réussi, comme elle a réussi à Pierre Lemaître. Un peu moins, quand même: après avoir été nominé sur les listes du Goncourt, du Renaudot, de l’Interallié et du Giono, Norek n’a raflé que ce dernier, ainsi que le Renaudot des Lycéens, au contraire de Lemaître qui a touché le gros lot en 2013 avec Au revoir là-haut**. (Peut-être les jurés du Goncourt ont-ils renâclé à récompenser un éditeur jugé trop populaire, je dis ça juste parce que j’ai mauvais esprit).
Les guerriers de l’hiver méritaient-ils le Goncourt 2024? Sans doute pas. Mais cartonner chez les libraires, assurément. L’écriture est fluide, efficace, poétique par instants, touchante profondément. Oui, l’intrigue est répétitive: trois mois de guerre dans la neige, forcément, c’est long. Certains ont trouvé le roman ennuyeux. Pas moi. Car le romancier s’est efforcé de coller au plus près de la réalité, après des mois de recherche dont trois sur place. Il n’a rien inventé, tout est vrai, même le plus extravagant. A commencer par les personnages, dont le héros principal. Et c’est fascinant.
Simo Häyhä, fils de fermier, est encore aujourd’hui considéré comme le plus grand sniper de tous les temps. Du haut de son 1m52, la taille de son vieux fusil de chasse qu’il a gardé tout au long de sa guerre, il a descendu 542 Russes. Il réussissait des tirs de 490m, sans lunette de visée, là où l’oeil ne voit pas. Il était capable d’attendre quatre ou cinq heures couché dans la neige, par des températures en dessous de – 30. Les Russes en avaient si peur qu’ils l’appelaient la Mort blanche, et faisaient demi-tour à la seule mention de son nom.
Olivier Norek raconte donc l’histoire de Simo et ses compagnons, de ces 20 000 Finlandais qui par – 40 degrés, ont affronté 400 000 soldats russes dans la forêt de Kollaa, pendant trois mois. Des surhommes? Non, des paysans, souvent des gamins, qui n’avaient pas demandé à être là. Le commandant en chef des forces finlandaises, Carl-Gustav Mannerheim, a eu une idée de génie (si tant est qu’il y ait quelque chose de génial dans la guerre): chaque unité était constituée des gens du même village, à l’inverse des bataillons soviétiques, plutôt cosmopolites. Or, des études ont démontré qu’il faut cinq soldats surentraînés pour venir à bout d’un seul fermier qui défend sa terre. Les Finlandais ne pouvaient pas déserter: ils étaient là pour leurs frères, leurs cousins, leurs amis, leur village.
Dans une rencontre à la librairie Mollat à Bordeaux, Olivier Norek s’est livré à quelques confidences à propos de son séjour en Finlande sur les traces de Simo. Comme celle qui concerne Aarne Juutilainen, commandant du bataillon de Simo: ancien légionnaire, il était surnommé L’Horreur pour l’amour qu’il manifestait à son prochain. Alors en Finlande, le romancier se souvient que son propre grand-père, Polonais et amoureux de la langue française, était lui aussi légionnaire dans les années 30, motivé par l’espoir d’obtenir ainsi la nationalité française. Il téléphone alors à son père et lui demande de chercher dans les archives familiales. Une heure plus tard, son père lui envoie une photo: un vieux cliché du grand-père aux côtés de… Juutilainen. Voilà Olivier Norek définitivement rassuré sur la pertinence de son enquête.
Très bien documenté, Les guerriers de l’hiver n’est pourtant pas un livre d’histoire, encore moins de guerre, mais bien un roman profondément pacifiste. Le romancier martèle: «La guerre, c’est confronter l’humanité à l’abominable. Pendant mes dix-huit ans de carrière à la PJ (police judiciaire), je n’ai jamais vu d’assassin radieux. Quand on tue, c’est un peu de soi qu’on tue». Le roman met en scène des jeunes gens juste avant leur premier combat, leurs hésitations, leurs angoisses: aucun soldat ne sait ce qu’il va faire avant son premier tir.
Alors, à l’heure où certains de nos dirigeants roulent des pectoraux pour savoir qui a les plus gros, soutenus par des penseurs de plateau, avides d’envoyer au casse-pipe les enfants des autres, il est urgent de lire Les guerriers de l’hiver. Et le glisser sous le sapin ( finlandais ou pas). Pour, dixit Olivier Norek, «se souvenir de ce qu’on va affronter là, si ça arrive».
** Albin Michel