1 – La Bourboule, printemps 1908
Sitôt sorti du wagon, la chaleur le surprit agréablement. Voyage poussif depuis Marseille avec tant de changements qu’il en était abruti de fatigue. Ce Massif était peut-être central, il était surtout difficile à atteindre et assurément pas au coeur des préoccupations des chemins de fer français.
François se frotta le bas du dos, meurtri par une trop longue cohabitation avec la banquette en bois. La prochaine fois, je prendrai une première classe. Sa bêtise le fit sourire. Encore faudrait-il que j’en ai les moyens. Si c’était le cas, je ne viendrais pas m’enterrer dans ce trou… La Bourboule, quel nom! Boue, boule, semoule: on en avait plein la bouche et du mal à déglutir.
Dans les rues, les façades semblaient vaciller sous l’effet de la chaleur. Au-dessus des toits, quelques sommets verdoyants faisaient le gros dos sous le soleil estival. Il en remarqua un, coupé à l’horizontale, comme un dessus de table: Charlannes lui fit penser aux hauts plateaux éthiopiens de la région de Tigray. Mais ici, l’hiver devait être beaucoup moins jouissif.
Des fiacres, de très rares automobiles, et, incongrues dans le paysage, des chaises à porteur, dont François avait plutôt l’habitude de croiser des spécimens au Japon ou à Madagascar. Il allait vite s’accoutumer à ce système de locomotion parfaitement adapté aux villes d’eau, pour transporter les curistes de leur hôtel aux thermes.
François nota que les couples étaient plutôt bien mis, mais dans le genre qui sait se tenir: pas de superflu, d’étalage de richesse, plutôt le sentiment de l’appartenance aux gens de la bonne société… Il faut avoir quelques revenus pour prendre les eaux. On soignait quoi, ici? La tuberculose et les maladies de peau. Soirées riantes en perspective!
Toutes ces façades grises, quand même… Qu’est-ce que ça pouvait bien donner sous la pluie? Il secoua les épaules. Je viens là pour la saison d’été, je ne vais pas y passer l’hiver. Dans ce pays de volcans morts, la pierre de lave habillait les façades d’un carcan rigide. François en frissonna. Comment peut-on vivre ici? Il pensa aussitôt à l’argent qu’il allait gagner en nourrissant des familles de tubards languissants. L’offre ‘Cherche cuisinier qualifié pour hôtel de bonne famille’ était tombée à point. C’était Félix qui lui avait fourni le tuyau. Brave Félix! Des années à suer de concert derrière les fourneaux aux quatre coins du monde les avaient plus sûrement soudés qu’une enfance de frères de sang sur les plages de La Ciotat.
Cet été, Félix s’était casé à Annecy, à l’hôtel Beaurivage. Belle place, ville agréable, joli lac: François souriait encore au souvenir de son séjour l’an passé, du tempérament fougueux et des rires de gorge de la piquante Marguerite. Il ne regrettait pas d’avoir recommandé son ami: chacun son tour, même si cette réciprocité risquait fort d’englober aussi le giron accueillant et le lit de Marguerite. C’est pas ici qu’il y aurait un lac… Arrête de râler!
Il sortit le papier de sa poche: ‘Hôtel Central’. On va dire que c’est au centre, n’est- ce-pas? Felix lui avait dit de suivre la Dordogne, c’est en face d’un pont. Quel pont, il y en a au moins une dizaine? François se félicita de voyager léger: une valise dans la main droite, avec le minimum d’effets, essentiellement sa veste de cuisinier et ses couteaux achetés au Japon. Et dans le sac de cuir porté sur l’épaule, enveloppé dans un vieux paletot, le tatou. Impossible de se séparer de cette bestiole empaillée: il l’emportait partout, pour se rappeler qu’il y avait toujours un voyage qui l’attendait, après. Un réveil pour ne pas s’endormir quelque part. Son tatou talisman.
Bon sang, quel pont? François regarda autour de lui, agacé.
C’est en voulant reprendre sa route qu’il la percuta de plein fouet. Nuage rouge, odeur de fleurs des champs coupées. Le nuage, c’était un panier de cerises qui gisait maintenant au sol, vidé de son contenu, elles orphelines et éparpillées plus loin, conséquence de l’impact entre leurs deux corps. L’odeur de fleurs coupées, c’était elle: une liane d’à peine vingt ans, essoufflée, des taches de son sur les joues rosies, le chignon lourd, porté bas, des mèches dorées et rebelles sous le petit chapeau.
– Mes cerises! ‘.
La voix, étrangement rauque pour une si jeune femme, le surprit. Le regard, gris métallique, le cloua sur place, le ravalant à son statut d’homme, donc de créature foncièrement imparfaite.
– Je vais vous aider.
Il s’agenouilla et ramassa avec précaution les petits fruits rouges. Elle descendit à sa hauteur et se mit à la tâche, sans un mot. Les doigts étaient longs et nerveux. François eut soudain envie de les lécher. Il résista: ce n’était ni le lieu ni le moment. Pourtant ce n’est pas lui qui frôla sa main, mais bien elle qui vint le chercher sur son tas de cerises, avec une mission: ramasser ce fruit là-bas, qui n’était pourtant pas sur sa route. Qu’avait-elle de plus cette cerise? Plus rouge, plus ronde, plus grosse?Qu’importe: sa main à elle fit un écart vers sa main à lui. L’effleurement fut aussibref et discret que ses conséquences eurent une portée insoupçonnable, dépassant largement ces deux êtres occupés à leur tâche.
Effleurement rapide, donc, mais efficace, qui eut pour effet instantané de faire naître des papillons dans le ventre de François. Les mains se séparèrent aussitôt, chacune dans son camp, chacune ses cerises.
Le panier à nouveau rouge à ras-bord: il ne reste plus qu’à se redresser. Ils le firent ensemble sans se concerter, d’un même mouvement des reins, moins souple, mais plus vigoureux chez François, comme elle le constaterait plus tard. Des coups de rein puissants, à ébranler les volcans. N’anticipons pas.
Le regard gris était à nouveau planté dans le sien. Elle était plus grande que lui.
– Merci.
La voix, toujours aussi rauque, produisit chez François le même frisson que l’effleurement précédent. Mais il trouva que le gris des pupilles s’était adouci. Il aurait plus tard l’occasion de se rendre compte de l’infinie palette de gris des yeux de Marie, gris souris, granit sombre ou lave dure les soirs d’orage, gris étain, acier, anthracite, jusqu’à s’ourler de vert d’eau après l’amour. Passons encore.
Alors il eut un geste stupide. N’oublions pas qu’il est cuisinier, donc gourmand et sans doute ne voulait-il pas la voir partir. Il aurait pu parler, essayer d’engager la conversation, mais les yeux étaient là, posés sur lui. Alors comme c’était quand même lui, le mâle, et qu’il avait besoin de marquer son territoire, il lui piqua une cerise.
Acidulée, juteuse, une cerise à clafoutis. Elle le regardait toujours, parfaitement muette et immobile. Alors il avala le noyau, comme un con.
Elle regarda le discret aller-retour de la glotte, sourit et passa devant lui dans une envolée de jupons, sans se retourner.