Ma toute première fois

Parade5

Avignon, juillet 2023

Je ne suis pas allée sur le pont. Pas eu le temps d’aller saluer ce fleuron de l’architecture médiévale, célébré dans le monde entier depuis qu’une opérette du XIXe siècle l’a mis en chanson.

Pas le temps, non, j’avais un rendez-vous. Pour une première fois. Une toute, toute première fois.

Mon premier festival d’Avignon.

J’en entends déjà certains ricaner: quoi, elle dit qu’elle aime le théâtre, qu’elle a écrit cinq pièces, et elle n’est jamais allée au festival d’Avignon? A son âge? 

Vous savez ce qu’il vous dit, mon âge? Il confirme une chose que les amoureux de la vie savent bien: on peut faire de belles rencontres, être surpris, conquis, bouleversé, transpercé, retourné comme une crêpe, on peut retrouver un coeur  qui bat la chamade et des yeux d’enfants, à n’importe quelle période de l’existence.

J’avais donc un rendez-vous. Quand je dis un, c’est plutôt 1490, avec 1490 spectacles et  4000 acteurs. C’est ce que décompte la bible du off, qui pèse le poids d’un Gaffiot. (On dit le Off quand on est in, mais le Off n’est pas le In: plus alternatif, moins institutionnel, ouvert à toutes les compagnies et aux arts de la rue).

1490 spectacles, en deux jours et demi, c’est le temps dont je dispose.

Il me faut donc choisir, une dizaine à tout casser. Donc renoncer à  tout le reste, c-à-dire 1480 autres. Quel crève-coeur!

Au sortir de la gare, soleil qui tape, déjà. Sitôt franchis les remparts, une place ombragée de platanes bienveillants, un concert de cigales, des demi sde mousse fraîches sur les tables, des gens en pleine discussion qui rient, gesticulent, commentent, argumentent. Ca vibre, ça pulse, on sent les énergies qui circulent, l’énergie de toute une population réunie au même endroit pour la même cause: la promotion du théâtre, de tous les théâtres. Au dessus des têtes, des ribambelles d’affiches suspendues à des fils dansent entre les troncs des platanes, comme autant de drapeaux de prières tibétains qui appelleraient à la grand-messe des planches. On retrouve ces affiches partout dans la ville, accrochées aux grilles des écoles, aux échafaudages, aux canalisations, aux gouttières, aux barreaux des fenêtres – d’ailleurs, certains ont suspendu à la leur des suppliques pour ne pas être, au nom des feux de la rampe, privés de la lumière du jour, demandes le plus souvent respectées. Ici, pour être vu sur scène, il faut déjà être repéré dans la rue. Et s’afficher est donc vital.

Cette nécessité donne lieu, l’avant-veille du festival, à une manifestation devenue un incontournable: la course à l’accrochage, dont le top départ est donné par arrêté municipal aux alentours de 22h. C’est alors la ruée des compagnies, échelle sous le bras, vers les lieux les plus stratégiques, dont certains ont été réservés par les plus malins. Pour les aficionados, ce moment marque le véritable début du festival off.

Pour les touristes, c’est la parade du lendemain, quand les compagnies défilent dans le coeur de ville, en costumes et en fanfare, rivalisant d’ingéniosité et de bagoût pour faire les yeux doux au public.

Autre stratégie avignonnaise, vieille comme le festival ou presque: le tractage. Dans les rues, aux terrasses, devant la gare, à la sortie des théâtres, c’est un déluge de flyers qui s’abat sur le potentiel spectateur, autant dragué qu’un potentiel électeur sur les marchés pendant l’entre-deux tours d’une présidentielle. Chacun y va de son argument, petite mise en scène, chanson, tirades, humour, sourires enjôleurs, séduire, séduire, il faut séduire.

Quelquefois la voix flanche, la main hésite un instant, on sent la fatigue dans le regard qui une seconde vacille, les kilomètres s’accumulent au fil de la journée dans les ruelles qui brûlent au soleil du sud. Tracter, c’est un travail à plein temps, réalisé à tiers de temps, entre deux représentations: et tout le monde s’y colle, comédiens, auteur, metteur en scène.

Les premières fois, le potentiel spectateur est tout heureux d’être autant courtisé. Et puis au fil des heures, quand il devient impossible d’avoir une conversation  ou un moment de tranquillité de plus de trois minutes, l’agacement prend le dessus, on se cache derrière des lunettes de soleil, un livre, un téléphone brandi comme un bouclier, un casque audio sur les oreilles: pardon, mais je suis occupée.

Oui, mais le tractage, c’est la base du off. Même si avec l’écologie, il ne fait pas bon ménage, au vu des amas de papier sur les trottoirs, dans les poubelles, oubliés sur les tables. Comment faire autrement? Un sujet de réflexion pour les prochaines années?

J’ai donc vu :

Le Journal fou d’une infirmière, de Anne-Xavier Albertini, ou le quotidien d’une infirmière en psychiatrie, avec Prune Litchlé.

Iphigénie à Splott, de Gary Owen, par le théâtre de Poche de Bruxelles. Une pièce coup de poing, un seul en scène et trois musiciens, une performance signée Gwendoline Gauthier, le destin cabossé d’une déshéritée qui tente d’échapper à son destin, mix entre Ken Loach et la tragédie grecque. On en sort avec une boule dans la gorge.

Weber à vif, un impromptu poétique et musical avec le vieux lion des planches, accompagné par Pascal Contet à l’accordéon et Greg Zlap à l’harmonica, ancien musicien de Johnny Halliday. Je ne suis pas objective: je serais sous le charme, même si Jacques Weber me lisait la notice d’un aspirateur Dyson.

Le retour de Richard 3 par le train de 9h24, une comédie hilarante signée Gilles Dyrek. Tout est bon: l’argumentaire – un homme sur le point de mourir réunit sa famille pour se réconcilier avec elle, mais on découvre qu’il a en réalité engagé des comédiens –  les dialogues, la mise en scène signée Eric Bu, les comédiens, dont Isabelle de Botton… Nominée aux Molières 2023.

Marcus, de Stephane Guérin, encore un seul en scène sur  le mythe de Faust revisité dans le monde de la mode… à mes yeux, trop lisse, ça manquait de diableries.

Sur le fil de et avec Sophie Forte, une comédie romantique et tendre, rencontre d’autant plus improbable entre deux solitaires qu’elle ne se produit qu’à la fin du spectacle. Pour Sophie Forte, sa bouille d’écureuil, sa voix de cartoon et son rire qui lézarde les murs du off.

Et le meilleur pour la fin, Macbeth: la pièce de Shakespeare sublimée en 1h15 par un comédien halluciné et hallucinant, Philippe Nicaud, homme orchestre qui joue le rôle titre, sa Lady, les trois sorcières, Banco, le roi Duncan. Il chante, fait pleurer sa guitare, envoûte, gronde, menace, effraie le public qui retrouve ses terreurs d’enfance. Une performance. Un grand moment de théâtre.

Écrit par : Sophie Denis