Jour de marché à Bidart. Je sirote un petit noir à la terrasse de l’Elissaldia. A l’intérieur du bar, la radio diffuse les accents toniques et gutturaux d’un rock basque: apparemment, Peïo, le patron est d’humeur festive. Autour de moi sur la place, le monde s’agite: les locaux qui vaquent, les prend-l’air qui trainent, les tout-blancs fraîchement débarqués, les tout-rouges fraîchement baptisés au soleil de la plage de l’Uhabia, les chiens d’ici affairés et dédaigneux des cabots d’ailleurs, les chiens d’ailleurs qui se rêvent déjà maîtres de la place. Pauvres fous.
Ce matin, c’est exceptionnel, j’ai un peu de mal avec cette agitation villageoise qui d’ordinaire m’enchante. Je reviens d’un autre monde, celui de la montagne.
La Montagne. Montagne à brebis, mamelons de vert velours piquetés de grappes de points blancs, toujours ancrée dans les paysages, même les plus marins, jamais bien loin, toujours dans le champ de vision. La montagne comme fond d’écran, même quand on fait ses brasses dans la baie de Saint-Jean-de-Luz ou ses courses au marché de Biarritz.
Pour les besoins d’un reportage, j’ai choisi celle d’Iraty, au-dessus de Saint-Jean-Pied-de-Port et à un vol de vautour de la vallée de Larrau, comptez 1h30 de route depuis la côte. 1327 mètres d’altitude annonce le panneau au col, au terme d’une route qui finit en lacets à vous en retourner l’estomac.
Iraty, la plus grande hêtraie d’Europe avec 17000 hectares, dont 5000 côté français, une forêt claire et élancée, toute moussue de l’intérieur, des sommets grignotés par les vents, de l’air frais à en remplir tous les poumons de la terre.
Sous les hêtres près du col, une trentaine de chalets en bois avec vue sur le pic d’Orhy, le premier des plus de 2000 pyrénéens, construits il y a un demi-siècle par la volonté d’un syndicat intercommunal intelligent qui s’est dit que ça ne ferait pas de mal aux citadins de venir se promener par ici. Parce qu’on y vient au printemps pour les randos et le feu dans le poêle à bois, l’été pour les myrtilles, les randos et le feu dans le poêle – oui, certaines soirées sont fraîches à 1300 mètres – à l’automne pour la cueillette des champignons, le brame du cerf, l’observation des migrateurs au col d’Organbidexka – activité plus pacifique que la chasse à la palombe pratiquée par les locaux – les randos et le feu dans le poêle, l’hiver pour le feu dans le poêle et les randos en raquette. Tous les chalets sont équipés d’un poêle à bois.
Bref, on y respire loin de la folie du monde, en espérant qu’il voudra bien nous y oublier. Car il y flotte d’enivrants parfums de liberté, voire d’insoumission, à une époque où les gouvernements prétendent nous espionner via nos téléphones ou des drôles de machines volantes de la taille d’un pigeon qui font un bruit de guêpe au-dessus de nos têtes. A Iraty, point ( même si le téléphone passe très bien). Point de surveillance. Ici, les brebis ne sont pas moutons, libres de vagabonder sur l’estive, au fil de sentes déjà parcourues par leur arrière-arrière-arrière grand-mère brebis, et ce depuis 3000 ans que le pastoralisme existe par-ici. Libres, les brebis, comme les vaches qui les ont rejointes un peu plus bas, et qui promènent leur blondeur d’Aquitaine au hasard de la route: on y coupe le moteur et on est prié d’attendre que ces dames aient fini de traverser.
Libres aussi comme ces chevaux qui surgissent, crinières au vent, en haut du col d’Okabe, et offrent au randonneur essoufflé la vision d’un petit galop moqueur: on n’a pas tous la même endurance.
Les bêtes sont libres et les humains fiers d’être d’ici. Comme Jean-Michel, berger éveillé et militant, qui emmène les touristes sur l’estive pour partager son quotidien et fustiger le monde de l’argent, de ceux qui gagnent mille fois plus que le smicard, mais pour quoi faire; comme Fabien et Sébastien, bergers aussi, heureux et amoureux, qui dans leur ferme au-dessus de Saint-Jean-Pied-de-Port, la dernière de la route et la plus proche du ciel, cajolent pareillement leurs brebis et leurs visiteurs, en proposant aux seconds le produit du lait si patiemment transformé des premières; comme Josy, l’âme des chalets d’Iraty, poignée de main ferme et regard si clair, habitée par sa forêt et ses légendes, à l’écoute des énergies qui font vibrer sa terre, un peu sorcière peut-être, sorginak comme on dit, qui sait…
De retour dans le pays d’en-bas, au plus près de la côte que pourtant j’aime tant, pour la première fois la vision de l’océan ne suffit plus tout à fait à mon bonheur. Iraty me manque déjà.